C’est le soir, et je rêve un tigre. La pénombre
Exalte la bibliothèque studieuse :
Ses rayons semblent reculer. En ce moment,
Fort, innocent, ensanglanté, nouveau, le tigre
Traverse sa forêt et son vaste matin.
Ses pas laissent leur trace aux berges limoneuses
D’un fleuve qui pour lui n’a pas de nom — son monde
Est sans paroles, sans passé, sans avenir ;
Il est la certitude et l’instant. Le voici
Qui s’apprête à franchir des distances barbares ;
Il détresse le vent, labyrinthe d’effluves,
Distingue dans l’odeur de l’aurore l’odeur
Délectable du cerf. Ses rayures s’ajoutent
A celles du bambou ; je pressens l’ossature
A travers la splendeur vibrante de la peau.Jorge Luis Borges, Oeuvre poétique