Mais tous les gamins du village le savaient. Lorsque, à l’aube, les bûcherons apercevaient des branches cassées et l’herbe piétinée, ils se regardaient en hochant la tête, sans mot dire. Ils n’ignoraient pas que, à la nuit tombée, Néhi le démon descendait de son château au sommet de la montagne et rôdait dans les forêts autour du village. A minuit, sa silhouette se matérialisait le long du torrent, il palpait les clôtures des vergers, se glissait sans bruit dans les cours obscures et déambulait entre les écuries abandonnées et les étables désertes, les pans de son manteau noir foulant l’herbe et effleurant les feuilles au passage. A l’aurore, il s’enfonçait dans la forêt, se fondait au coeur des fourrés, dans la pénombre, planait à travers les vallées, les grottes et les anfractuosités des rochers pour regagner son château, là-haut sur la montagne où nul homme n’avait jamais osé poser le pied. “Voyez, chuchotaient les bûcherons, il est passé par ici, cette nuit. Il y a à peine cinq ou six heures, il se tenait exactement là où nous sommes.” Rien que d’y penser, ils en avaient la chair de poule et froid dans le dos.
Amos Oz, extrait de Soudain dans la forêt profonde