Le temps n’a qu’une réalité, celle de l’Instant. Autrement dit, le temps est une réalité resserrée sur l’instant et suspendue entre deux néants. Le temps pourra sans doute renaître, mais il lui faudra d’abord mourir. Il ne pourra pas transporter son être d’un instant sur un autre pour en faire une durée. L’instant, c’est déjà la solitude. C’est la solitude dans sa valeur métaphysique la plus dépouillée. Mais une solitude d’un ordre plus sentimental confirme le tragique isolement de l’instant : par une sorte de violence créatrice, le temps limité à l’instant nos isole non seulement des autres mais de nous-mêmes, puisqu’il rompt avec notre passé le plus cher. Ce caractère dramatique de l’instant est peut-être susceptible d’en faire pressentir la réalité. Ce que nous voudrions souligner c’est que dans une telle rupture de l’être, l’idée du discontinu s’oppose sans conteste. On objectera peut-être que ces instants dramatiques séparent deux durées plus monotones. Mais nous appelons monotone et régulière toute évolution que nous n’examinons pas avec une attention passionnée. Si notre cour était assez large pour aimer la vie dans son détail, nous verrions que tous les instants sont à la fois des détonateurs et des spoliateurs et qu’une nouveauté jeune ou tragique, toujours soudaine, ne cesse d’illustrer la discontinuité essentielle du Temps.
Gaston Bachelard, L’intuition de l’instant, 1932