Le Héron

heron_640.jpg

Un jour ſur ſes longs pieds alloit je ne ſçais où,
Le Héron au long bec emmanché d’un long cou.
Il coſtoyoit une riviere.

L’onde eſtoit tranſparente ainſi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commere la carpe y faiſoit mille tours
Avec le brochet ſon compere.
Le Héron en euſt fait aiſément ſon profit :
Tous approchoient du bord, l’oiſeau n’avoit qu’à prendre ;
Mais il crût mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appetit.
Il vivoit de regime, & mangeoit à ſes heures.
Après quelques momens l’appetit vint ; l’oiſeau
S’approchant du bord vid ſur l’eau
Des Tanches qui ſortoient du fond de ces demeures.
Le mets ne luy plut paſ ; il s’attendoit à mieux ;
Et montroit un gouſt dédaigneux
Comme le rat du bon Horace.

Moy des Tanches ? dit-il, moy Héron que je faſſe
Une ſi pauvre chere ? & pour qui me prend-on ?
La Tanche rebutée il trouva du goujon.
Du goujon ! c’eſt bien-là le diſné d’un Héron !
J’ouvrirois pour ſi peu le bec ! aux Dieux ne plaiſe.
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vid plus aucun poiſſon.
La faim le prit ; il fut tout heureux & tout aiſe
De rencontrer un Limaçon.
Ne ſoyons pas ſi difficiles :
Les plus accommodans ce ſont les plus habiles :
On hazarde de perdre en voulant trop gagner.

Gardez-vous de rien dédaigner ;
Sur tout quand vous avez à peu prés voſtre compte.
Bien des gens y ſont pris ; ce n’eſt pas aux Hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte ;
Vous verrez que chez vous j’ay puiſé ces leçons.
Certaine fille un peu trop fiere
Prétendoit trouver un mary
Jeune, bien fait, & beau, d’agreable maniere.
Point froid & point jaloux ; notez ces deux points-cy.
Cette fille vouloit auſſi
Qu’il euſt du bien, de la naiſſance,
De l’eſprit, enfin tout : mais qui peut tout avoir ?

Le deſtin ſe montra ſoigneux de la pourvoir :
Il vint des partis d’importance.
La belle les trouva trop chetifs de moitié.
Quoy moy ? quoy ces gens-là ? l’on radote, je penſe.
À moy les propoſer ! helas ils font pitié.
Voyez un peu la belle eſpece !
L’un n’avoit en l’eſprit nulle délicateſſe ;
L’autre avoit le nez fait de cette façon-là ;
C’eſtoit cecy, c’eſtoit cela,
C’eſtoit tout ; car les précieuſes
Font deſſus tous les dédaigneuſes.
Après les bons partis, les médiocres gens
Vinrent ſe mettre ſur les rangs.
Elle de ſe moquer. Ah vrayment je ſuis bonne
De leur ouvrir la porte : Ils penſent que je ſuis
Fort en peine de ma perſonne.

Grace à Dieu je paſſe les nuits
Sans chagrin, quoy qu’en ſolitude.
La belle ſe ſçeut gré de tous ces ſentimens.
L’âge la fit déchoir : adieu tous les amans.
Un an ſe paſſe & deux avec inquietude.
Le chagrin vient en ſuite : elle ſent chaque jour
Déloger quelques Ris, quelques jeux, puis l’amour ;
Puis ſes traits choquer & déplaire ;
Puis cent ſortes de fards. Ses ſoins ne pûrent faire
Qu’elle échapât au temps cet inſigne larron :
Les ruines d’une maiſon
Se peuvent reparer ; que n’eſt cet avantage
Pour les ruines du viſage !
Sa precioſité changea lors de langage.
Son miroir luy diſoit, prenez viſte un mari :
Je ne ſçais quel deſir le luy diſoit auſſi ;

Le deſir peut loger chez une précieuſe ;
Celle-cy fit un choix qu’on n’auroit jamais crû,
Se trouvant à la fin tout aiſe & tout heureuſe
De rencontrer un malotru.

Jean de La Fontaine, Fables choisies, IV – « Le Héron, La Fille« , Édition Barbin et Thierry (1668-1694)